PÈLERINAGE APOSTOLIQUE EN POLOGNE
(2-10 JUIN 1979)
DISCOURS DU PAPE JEAN-PAUL II
AUX ÉVÊQUES POLONAIS
RÉUNIS POUR LEUR 169e ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE
Bibliothèque du monastère des Paulistes, Jasna Gora
Mardi 5 juin 1979
1. Je désire avant tout vous exprimer ma joie et ma profonde émotion pour notre rencontre d’aujourd’hui. La Conférence de l’épiscopat polonais est la communauté et le milieu d’où le Christ — dans son dessein insondable —, m’a appelé le 16 octobre 1978 à la chaire de saint Pierre à Rome, manifestant sa volonté par l’intermédiaire des votes du Sacré Collège rassemblé en conclave dans la Chapelle Sixtine. Ayant aujourd’hui le bonheur de participer de nouveau à l’Assemblée plénière de la Conférence de l’épiscopat polonais à Jasna Gora, je ne peux pas ne pas exprimer avant tout mes sentiments de gratitude et de solidarité fraternelle, qui remontent au moment de ma nomination comme évêque en 1958. Je me souviens que la première Conférence à laquelle j’ai participé comme évêque-élu eut lieu déjà à Jasna Gora, durant les premiers jours de septembre.
Au cours des vingt années de mon appartenance à la Conférence de l’épiscopat polonais et de ma participation à ses travaux, j’ai énormément appris, aussi bien de chacun des membres de cette communauté épiscopale, à commencer par l’éminentissime primat de Pologne, que de toute cette communauté comme telle. Ce qui caractérise en effet d’une manière particulière la Conférence de l’épiscopat polonais, c’est cette unité qui est source de force spirituelle. L’épiscopat polonais, justement par son unité, sert d’une manière toute particulière l’Église en Pologne et aussi l’Église universelle. La société s’en rend bien compte et nourrit envers l’épiscopat polonais une confiance juste et méritée. Cette confiance s’adresse à tout l’épiscopat, à tous les archevêques et évêques dans leurs diocèses, et particulièrement au primat de Pologne, au sujet duquel je désire dire aujourd’hui ce que j’ai eu déjà l’occasion de dire plusieurs fois, qu’il est un homme providentiel pour l’Église et pour la patrie. Ceux qui disent cela ne sont pas seulement les Polonais, mais aussi des personnes appartenant à d’autres nations d’Europe et du monde, qui remercient avec moi le Seigneur d’avoir donné un tel pouvoir à l’homme (cf. Mt 9, 8).
Au cours des vingt années de mon ministère épiscopal pendant lesquelles j’ai pu servir l’Église de Cracovie — d’abord aux côtés de l’archevêque Eugène Baziak de sainte mémoire (métropolitain de l’archidiocèse actuellement vacant de Lwow) puis comme successeur du métropolitain de Cracovie, le cardinal Adam Stefan Sapieha, dans la chaire de saint Stanislas — une grande dette de reconnaissance s’est accumulée dans mon cœur. Je cherche à m’en acquitter comme je le puis, dans le souvenir et dans la prière pour les cardinaux, archevêques et évêques polonais vivants ou défunts. Ces défunts ne s’effacent pas de ma mémoire: tout spécialement ceux avec lesquels il m’a été donné de collaborer de plus près, dans la sphère d’influence de leur personnalité, comme c’est le cas des archevêques de Cracovie que j’ai déjà nommés, du regretté cardinal Boleslas Kominek, métropolitain de Wroclaw, de l’archevêque Antoine Baraniak, métropolitain de Poznan, et de tant de figures magnifiques et inoubliables d’évêques résidentiels et auxiliaires, pleins d’originalité humaine et d’authenticité chrétienne, que le Seigneur a rappelés à lui au cours de ces vingt ans. Je ne peux pas non plus ne pas évoquer le souvenir du regretté cardinal Boleslas Filipiak, qui a servi le Saint- Siège durant de longues années, et que j’ai rencontré si souvent à Rome.
La participation aux travaux de l’épiscopat polonais m’a permis de me familiariser avec les problèmes de l’Église contemporaine dans sa dimension universelle. Ceci s’est produit grâce surtout au Concile, auquel j’ai eu le bonheur de participer du premier au dernier jour. En entrant dans cette vaste problématique que Vatican II a actualisée dans tous ses documents, j’ai pu me rendre compte de tout ce que comporte comme particularité et comme responsabilité la place que la Pologne, et spécialement l’Église polonaise, tient sur la grande carte du monde contemporain auquel nous sommes tous envoyés comme les apôtres avaient été envoyés lors de l’Ascension du Christ, qui leur disait: « Allez donc et enseignez toutes les nations » (Mt 28, 19). Cette conscience s’est approfondie ensuite, au cours des années de l’après-Concile, grâce en particulier aux travaux du Synode des évêques, aux Congrégations du Siège apostolique et grâce aussi aux rencontres que j’ai eues avec les représentants de divers épiscopats européens ou hors d’Europe. Parmi ces occasions il y a eu les visites aux émigrés polonais que Jai faites plusieurs fois au nom de l’épiscopat polonais.
Je rappelle aujourd’hui tout cela avec gratitude. L’appartenance à la Conférence épiscopale polonaise et la participation à ses multiples travaux ont été confirmées par la Providence comme la voie la plus adaptée pour la préparation à ce ministère que, depuis le 16 octobre, je dois exercer à l’égard de toute l’Église universelle. Je désire dire tout cela en commençant mon allocution, devant cette Assemblée plénière insolite de la Conférence épiscopale polonaise, qui se déroule ici aujourd’hui.
2. L’année 1979 est dans l’Église de ma patrie l’année de saint Stanislas. Neuf cents ans se sont écoulés depuis qu’il reçut la mort des mains du roi Boleslas le Hardi à Skalka. La mort de l’évêque qui annonçait à tous — y compris au roi— la vérité de la foi et de la morale chrétienne a eu le sens d’un témoignage particulier rendu à l’Évangile et au Christ. Stanislas de Szczepanow a subi la mort de manière à être compté, dans la tradition de l’Église, au nombre des martyrs. Au commencement de notre histoire, au second siècle du christianisme en Pologne, cet évêque-martyr, sang du sang et os des os de la nation, est venu s’associer à un autre évêque-martyr qui appartenait encore à la génération missionnaire et à l’époque du baptême : à saint Adalbert, d’origine tchèque. Je rappelle son souvenir parce que, dans la mémoire du peuple de Dieu en terre polonaise ces deux figures sont unies et entourées d’une vénération et d’une dévotion particulières.
Stanislas de Szczepanow a été évêque de Cracovie et membre de l’épiscopat polonais d’alors et c’est pourquoi l’épiscopat polonais actuel a des raisons particulières pour entourer sa figure d’une vénération spéciale et de célébrer avant tout l’anniversaire de son martyre. Cela se fait dans l’archidiocèse de Cracovie depuis 1972, et on célèbre par contre, dans le diocèse de Tarnow, sur le territoire duquel se trouve Szczepanow — lieu de la naissance du saint — l’ « Année de saint Stanislas ». Comme évêque et comme pasteur sur la chaire de Cracovie, saint Stanislas fut un des piliers de cet ordre hiérarchique qui s’est établi sur les terres des Piast depuis l’an 1000. Nous avons des raisons particulières de remercier Dieu continuellement pour les bases solides de cet ordre, institué au Congrès de Gniezno sur le fondement de la mission apostolique de saint Adalbert et sur son martyre. C’est vers ce corps martyrisé transféré avec vénération à Gniezno par Bolesias le Vaillant, que sont venus les légats du pape Sylvestre II et de l’empereur Otton III. La Pologne des Piast, qui depuis 968 « cepit habere episcopum » (commença à avoir un évêque) à Poznan — relativement tôt, puisque ce fut à peine 34 ans après le baptême de Mieszko — a obtenu son organisation ecclésiastique propre : un archevêché à Gniezno, avec des sièges épiscopaux à Cracovie, Wroclaw et Kolobrzeg.
Ces faits sont universellement connus. Il est impossible, cependant, de ne pas les rappeler en cette circonstance extraordinaire que nous vivons ensemble aujourd’hui et de ne pas m’y référer.
L’ordre hiérarchique est un élément constitutif de l’Église du Christ, comme la constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium nous l’a magistralement rappelé. L’Église qui, comme peuple de Dieu, a été édifiée sur les mystères de l’Incarnation et de la Rédemption et qui naît continuellement par la descente du Saint-Esprit, est la réalité visible d’une organisation hiérarchique clairement définie. Cette organisation détermine l’Église comme communauté et société bien définie qui, à travers l’organisation hiérarchique qui lui est propre, s’inscrit dans l’histoire de l’humanité, dans l’histoire de chaque peuple et de chaque nation. Nous vénérons donc à juste titre saint Adalbert comme le patron de l’ordre hiérarchique dans notre patrie. Nous commémorons et nous admirons à juste titre les grands coryphées de l’Assemblée de Gniezno. L’Église s’est solidement insérée dans l’histoire de la nation à travers la structure hiérarchique formelle qu’elle a obtenue en ce temps-là en Pologne. L’an 1000 est une date que nous lions, avec des raisons bien fondées, à la date du baptême qui eut lieu en 966.
La connaissance de l’histoire de la Pologne nous apprendra encore davantage : non seulement l’organisation hiérarchique de l’Église a été inscrite de manière décisive dans l’histoire de la nation en l’an 1000, mais l’histoire de la nation a été aussi enracinée de manière providentielle dans ta structure de l’Église en Pologne, structure que nous devons à l’Assemblée de Gniezno. Cette affirmation trouve sa vérification dans les diverses périodes de l’histoire de la Pologne, et particulièrement dans les périodes les plus difficiles. Lorsque les structures de la nation et de l’État ont fait défaut, la société, catholique pour sa plus grande partie, a trouvé l’appui de l’organisation hiérarchique de l’Église, qui l’a aidée ainsi à surmonter les temps de la partition du pays et de l’occupation, elle l’a aidée à maintenir, et même à approfondir, la conscience de son identité. Peut-être y aura-t-il des étrangers pour estimer que cette situation est « atypique », mais elle a pour les Polonais une éloquence irrésistible. Elle est simplement une partie de la vérité de l’histoire de la patrie.
L’épiscopat de la Pologne contemporaine est d’une manière particulière l’héritier et le représentant de cette vérité. Le fait que, au long d’un millénaire d’histoire, le patronage des saints évêques et martyrs Adalbert et Stanislas ait accompagné les pensées et les cœurs des Polonais a une motivation profonde.
3. Lorsque, en l’an 1000, la structure fondamentale de l’organisation hiérarchique de l’Église a été établie en Pologne, elle a été établie, depuis le commencement, dans l’unité de la hiérarchie avec l’organisation de l’Église universelle — c’est-à-dire avec le Siège apostolique. C’est dans un tel rapport que la structure de l’Église demeure ininterrompue dans notre patrie jusqu’à aujourd’hui. Grâce à cela, la Pologne est catholique et « toujours fidèle ». L’unité de la structure hiérarchique, le lien de l’épiscopat polonais avec le Siège de Pierre constitue la base de cette unité dans sa dimension universelle. L’Église en Pologne, au long des siècles, a été fortement et inébranlablement enracinée dans cette universalité, qui est un des signes de l’Église du Christ. La constitution Lumen gentium a approfondi ce point de manière exhaustive sous divers aspects, montrant en même temps comment la dimension universelle de l’Église est liée à la mission et au ministère de Pierre.
Nous savons bien que cet enracinement de l’Église en Pologne dans sa catholicité — depuis le moment du baptême et de l’Assemblée de Gniezno et tout au long de l’histoire — a une signification particulière pour la vie spirituelle de la nation. Et il a aussi une signification pour sa culture, qui est marquée non seulement par la tradition de liens visibles avec Rome mais qui possède encore les caractéristiques de l’universalité propres au catholicisme et de l’ouverture à tout ce qui dans l’échange universel des biens, devient le lot de chacun de ceux qui y participent. Cette affirmation pourrait être étayée par d’innombrables arguments tirés de notre histoire. Un de ces arguments pourrait même être le fait que nous nous trouvons ensemble aujourd’hui, qu’un pape polonais rencontre aujourd’hui l’épiscopat polonais.
On affirme généralement que la participation du peuple polonais à l’héritage spirituel de l’Église, qui découle de son unité universelle, est devenue un élément d’union et de sécurité pour l’identité et l’unité de la nation dans les périodes particulièrement difficiles. Ces périodes étaient aussi particulièrement marquées par le rayonnement de l’esprit chrétien. Le XIXe siècle en est la preuve, comme en sont la preuve, pour nous, les dernières décennies du siècle actuel. Après la période de l’occupation qui, comme on le sait, a été une menace terrible et mortelle pour la survie de la Pologne, est venue une période de grandes transformations qui ont trouvé une expression extérieure, par exemple dans l’organisation complètement nouvelle des frontières de l’État.
Dans ce contexte, le lien expérimenté depuis des siècles entre la vie de la nation et l’activité de l’Église, s’est encore une fois manifesté à nos yeux. La normalisation des rapports ecclésiastiques à l’intérieur des nouvelles limites de l’État polonais, et en particulier dans les territoires de l’ouest et du nord, a confirmé clairement ce qu’ont représenté l’an 1000 ou les temps de saint Adalbert et de saint Stanislas. L’organisation hiérarchique de l’Église est devenue non seulement le centre de sa mission pastorale, mais aussi un appui manifeste pour toute la vie de la société, pour la nation consciente de ses droits à l’existence et qui comme nation en très grande majorité catholique, cherche aussi cet appui dans les structures hiérarchiques de l’Église. Telle est la portée des événements qui ont commencé durant le pontificat du pape Pie XII en 1945 peu après la fin de la guerre et de l’occupation avec la mission mémorable du cardinal Auguste Hlond, primat de Pologne, et qui se sont achevés avec les dernières décisions du pape Paul VI en juin 1972, lorsque dans l’archidiocèse de Cracovie a commencé le jubilé de sept années du service pastoral de saint Stanislas. Il est significatif que c’est durant la Conférence plénière de Cracovie le 28 juin, que ces décisions importantes de Paul VI ont été rendues publiques. L’ordre hiérarchique de l’Église trouve sa clé de voûte dans la mission et le ministère de Pierre. Le Siège apostolique tire de cette mission et de ce ministère le caractère qui lui est propre. Ce n’est pas un caractère de structure laïque et politique, même si, pour des raisons qui sont encore valables aujourd’hui, une survivance de l’ancien État pontifical est encore liée au Siège romain. Cependant, comme cet État a cessé d’exister du point de vue historique en 1870, ce qui en reste actuellement, et qui est seulement symbolique, est la garantie de la souveraineté du Siège apostolique devant le monde et constitue une base sur laquelle s’appuie ce qui est essentiel au Siège apostolique. Ceci découle uniquement et exclusivement de la nature de l’Église, de sa mission apostolique, du service évangélique de la vérité et de l’amour, de la mission pastorale au service de laquelle, surtout, doit être l’organisation hiérarchique de l’Église. Les chapitres consacrés à cette organisation hiérarchique et à ses raisons d’être se trouvent dans la constitution Lumen gentium, après les chapitres qui traitent du mystère de l’Église et de la mission universelle du peuple de Dieu.
C’est seulement en ayant devant les yeux cette image adéquate et correcte de l’Église et, dans son ensemble organique, l’image propre du Siège apostolique, que nous pouvons établir d’une manière exacte la signification de la question qui est devenue depuis de nombreuses années d’une grande actualité en Pologne c’est-à-dire la question de la normalisation des rapports entre l’Église et l’État. Il faut parler ici de cette actualité qui a de nouveaux aspects, puisque cette question a en arrière-plan, pour des raisons compréhensibles une longue et riche histoire à laquelle on ne peut pas ne pas se référer. L’épiscopat polonais, en étroite collaboration avec le Siège apostolique, particulièrement durant les pontificats de Jean XXIII et de Paul VI a fait énormément pour la cause de cette normalisation. Avant tout, il a établi une série d’éléments concrets sur lesquels la fonder. L’aide fondamentale pour ce travail d’avant-garde a été la doctrine contenue dans les documents du Concile Vatican II et avant tout le fait d’avoir pu s’appuyer sur la Déclaration sur la liberté religieuse, document qui coïncide directement avec les principes promulgués dans des documents fondamentaux nationaux et internationaux parmi lesquels la constitution de la République populaire de Pologne. Il est clair que l’application concrète de ces principes ne peut répondre à l’idée de la « liberté religieuse » que lorsqu’elle prend en considération les besoins réels de l’Église qui sont liés à ses multiples activités.
De ce thème, comme aussi de la disponibilité de l’Église à collaborer avec tous les pays et tous les hommes de bonne volonté, j’ai parlé le 12 janvier dernier au Corps diplomatique près le Saint-Siège. En voici un passage :
« En prenant des contacts — entre autres par le moyen des représentations diplomatiques — avec tant d’États au profil si divers le Siège apostolique désire avant tout exprimer sa profonde estime pour chaque nation et chaque peuple, pour sa tradition, sa culture, son progrès en tout domaine, comme je l’ai déjà dit dans les lettres adressées aux Chefs d’État à l’occasion de mon élection au Siège de Pierre. L’État comme expression de l’autodétermination souveraine des peuples et nations, constitue une réalisation normale de l’ordre social. C’est en cela que consiste son autorité morale. Fils d’un peuple à la culture millénaire qui a été privé durant un temps considérable de son indépendance comme État, je sais, par expérience, la haute signification de ce principe.
« Le Siège apostolique accueille avec joie tous les représentants diplomatiques, non seulement comme porte-parole de leurs propres Gouvernements, régimes et structures politiques, mais aussi et surtout comme représentants des peuples et des nations qui, à travers ces structures politiques, manifestent leur souveraineté, leur indépendance politique et la possibilité de décider de leur destinée de façon autonome. Et il le fait sans aucun préjugé quant à l’importance numérique de la population : ici, ce n’est pas le facteur numérique qui est décisif.
« Le Siège apostolique se réjouit de la présence de si nombreux représentants ; il serait même heureux d’en voir beaucoup d’autres, spécialement des nations et populations qui avaient parfois à cet égard une tradition séculaire. Je pense surtout ici aux nations qu’on peut considérer comme catholiques. Mais aussi à d’autres. Car, actuellement, de même que se développe l’œcuménisme entre l’Église catholique et les autres Églises chrétiennes, de même qu’on tend à nouer des contacts avec tous les hommes en faisant appel à la bonne volonté, de même ce cercle s’élargit… Le Siège apostolique veut être conformément à la mission de l’Église, au centre de ce rapprochement fraternel. Il désire servir la cause de la paix, non pas à travers une activité politique, mais en servant les valeurs et les principes qui conditionnent la paix et le rapprochement, et qui sont à la base du bien commun international…
« Nous voyons bien que l’humanité est divisée de multiples façons. Il s’agit aussi, et peut-être par-dessus tout, de divisions idéologiques liées aux divers systèmes étatiques. La recherche de solutions permettant aux sociétés humaines d’accomplir leurs propres tâches, de vivre dans la justice, est peut-être le principal signe de notre temps… Il faut tirer avantage des expériences réciproques…
« Le Siège apostolique, qui en a déjà donné la preuve, est toujours prêt à manifester son ouverture à l’égard de tout pays ou régime, en cherchant le bien essentiel qui est le véritable bien de l’homme. Un bon nombre d’exigences corrélatives à ce bien ont été exprimées dans la « Déclaration des droits de l’homme » et dans les Pactes internationaux qui en permettent concrètement l’application » (AAS 71, 1979, pp. 354-357).
L’épiscopat polonais a ses expériences propres en ce domaine important. En se fondant sur la doctrine de Vatican II, il a élaboré un ensemble théorique de documents, connus du Siège apostolique, et il a élaboré en même temps un ensemble d’attitudes pastorales pratiques qui confirment sa disponibilité au dialogue en montrant clairement que le dialogue authentique doit respecter les convictions des croyants, assurer tous les droits des citoyens et les conditions normales pour l’activité de l’Église comme communauté religieuse à laquelle appartient la très grande majorité des Polonais. Nous nous rendons compte que ce dialogue ne peut être facile, car il se déroule entre deux conceptions du monde diamétralement opposées, mais il doit être possible et efficace si le bien de l’homme et de la nation l’exige. Il faut que l’épiscopat polonais ne cesse d’entreprendre avec sollicitude des initiatives importantes pour l’Église aujourd’hui. Il faut en outre que soient bien clairs dans l’avenir les principes de procédure qui ont été élaborés dans la situation actuelle à l’intérieur de la communauté ecclésiale, qu’il s’agisse de l’attitude du clergé ou des laïcs, ou du statut de chaque institution. La clarté des principes, comme leur mise en œuvre pratique, est une source de force morale, et elle sert en outre au processus d’une vraie normalisation. En faveur de la normalisation des rapports entre l’Église et l’État à notre époque, la cause des droits fondamentaux de l’homme, parmi lesquels le droit à la liberté religieuse, a une signification indubitable, qui est sous certains aspects fondamentale et centrale. La normalisation des rapports entre l’Église et l’État constitue une preuve pratique du respect de ce droit et de toutes ses conséquences dans la vie de la communauté politique. Ainsi conçue, la normalisation est aussi une manifestation pratique du fait que l’État comprend sa mission à l’égard de la société selon le principe de subsidiarité (principium subsidiaritatis), c’est-à-dire qu’il veut exprimer la pleine souveraineté de la nation. En ce qui concerne la nation polonaise, eu égard à son millénaire exceptionnel et à son lien actuel avec l’Église catholique, ce dernier aspect acquiert une signification particulière.
4. À travers toutes ces considérations, particulièrement dans leur dernière partie, nous sommes profondément entrés dans le domaine des raisons éthiques qui constituent la dimension fondamentale de la vie humaine, y compris dans le domaine de l’activité qui est définie comme politique. Conformément à la tradition de la pensée européenne, qui remonte aux œuvres des plus grands philosophes de l’antiquité et qui a trouvé sa pleine confirmation et son approfondissement dans l’Évangile et dans le christianisme, même — et surtout — l’activité politique trouve son sens propre dans le souci pour le bien de l’homme, qui est un bien de nature éthique. C’est de là que tire ses prémisses les plus profondes toute la doctrine sociale de l’Église qui, depuis la fin du XIXe siècle et particulièrement à notre époque, s’est beaucoup enrichie grâce à la problématique contemporaine.
Ceci ne signifie pas qu’elle soit née seulement au cours des deux derniers siècles ; elle existait en fait depuis le commencement, comme conséquence de l’Évangile et de la vision de l’homme qu’il introduit dans les rapports avec les autres hommes, et particulièrement dans la vie communautaire et sociale.
Saint Stanislas est appelé patron de l’ordre moral en Pologne. C’est peut-être dans sa figure qu’on voit le plus clairement combien l’ordre moral — aussi fondamental pour l’homme, pour l’humanum — pénètre profondément dans les structures et les différents niveaux de l’existence de la nation comme État dans les structures et les différents niveaux dé l’existence politique. Nous ne pourrons jamais méditer assez sur la manière dont le saint évêque de Cracovie, qui a subi la mort de la main d’un représentant éminent de la dynastie des Piast, a été ensuite bien accueilli, particulièrement au XIIIe siècle, par les successeurs de cette même dynastie et ensuite — après sa canonisation en 1253 — a été vénéré comme le patron de l’unité de la patrie, démembrée à cause des divisions dynastiques. Cette tradition insolite du culte de saint Stanislas jette à coup sûr une lumière particulière sur les événements de 1079, au cours desquels l’évêque de Cracovie subit la mort, alors que le roi Boleslas le Hardi perdit sa couronne et fut obligé de quitter la Pologne. Et même si l’Anonyme de Saint-Gall, en écrivant sa chronique quelques dizaines d’années plus tard, a employé au sujet de l’évêque Stanislas l’expression traditor, cette expression ou d’autres semblables, nous les trouvons appliquées à la même époque à plusieurs autres évêques (comme par exemple à saint Thomas Becket en Angleterre), qui ont mérité l’auréole des saints. Évidemment, le ministère épiscopal a parfois exposé au péril de perdre la vie pour payer ainsi le prix de l’annonce de la vérité et de la loi divine.
Le fait que saint Stanislas, que l’histoire proclame « Patron des Polonais » ait été reconnu de la part de l’épiscopat polonais avant tout comme patron de l’ordre moral, trouve sa raison dans l’éloquente éthique de sa vie et de sa mort, et aussi dans toute la tradition qui s’est exprimée à travers les générations de la Pologne des Piast, des Jagellons et des rois élus, jusqu’à notre époque. Le patronage de l’ordre moral que nous rapportons à saint Stanislas est lié par-dessus tout à la reconnaissance universelle de l’autorité de la loi morale, c’est-à-dire de la loi de Dieu. Cette loi oblige tout le monde, les sujets comme les gouvernants. Elle constitue la norme morale et elle est un critère essentiel de la valeur de l’homme. C’est seulement lorsque nous partons de cette loi, c’est-à-dire de la morale que peut être respectée et reconnue universellement la dignité de la personne humaine. La morale et la loi sont donc ainsi les conditions fondamentales de l’ordre social. Les États et les nations se construisent sur cette loi, et sans elle ils périssent.
L’épiscopat polonais, avec un grand sens de sa responsabilité envers l’avenir de la nation, met toujours en évidence dans ses programmes pastoraux l’ensemble des menaces de nature morale contre lesquelles combat l’homme de notre époque, L’homme de la civilisation moderne. Ces menaces concernent la vie personnelle comme la vie sociale, et elles pèsent en particulier sur la famille et sur l’éducation des jeunes. Il faut défendre les époux, les cellules familiales, vis-à-vis du péché, vis-à-vis du péché grave contre la vie dès sa conception. On sait en effet que les circonstances de ces péchés pèsent sur la morale de la société, et que ses conséquences menacent l’avenir de la nation. Il faut ensuite défendre l’homme contre les péchés d’immoralité et d’abus de l’alcool, parce qu’ils portent en eux l’humiliation de la dignité humaine, et parce qu’ils ont des conséquences incalculables dans la vie sociale. Il faut toujours veiller, toujours tenir en éveil les consciences humaines, toujours avertir face aux violations des principes moraux, toujours pousser à la réalisation du commandement de la charité parce que l’insensibilité intérieure prend facilement racine dans le cœur de l’homme.
Telle est la problématique éternelle, qui non seulement n’a rien perdu de son actualité à notre époque, mais qui est devenue encore plus claire et plus lumineuse. L’Église a besoin d’ordre hiérarchique pour être à même de servir efficacement l’homme et la société dans le domaine de l’ordre moral. De cet ordre saint Stanislas est l’expression, le symbole et le patron. Etant donné que l’ordre moral est situé à la base de toute culture humaine, c’est à juste titre que la tradition nationale voit la place de saint Stanislas à la base de la culture polonaise. L’épiscopat polonais en fixant le regard sur le grand protagoniste de l’histoire de la patrie, non seulement peut mais est vraiment obligé de se sentir le gardien de cette culture. Il doit ajouter à sa mission actuelle et à son ministère une sollicitude particulière pour tout le patrimoine culturel polonais, dont nous savons combien il est imprégné de la lumière du christianisme. Il est connu en outre que la culture est la preuve première et fondamentale de l’identité de la nation. La mission de l’épiscopat polonais, en tant que celui-ci continue celle de saint Stanislas, est marquée d’une certaine manière par son charisme historique — et c’est pourquoi elle demeure dans ce domaine évidente et irremplaçable.
5. Il est difficile de considérer notre grand jubilé du neuf centième anniversaire de la mort de saint Stanislas en le séparant du contexte européen. Tout comme il est difficile de considérer et de vivre le millénaire du baptême de la Pologne sans se référer à ce contexte. Ce contexte s’est étendu aujourd’hui au-delà de l’Europe, avant tout parce que les fils et les filles de nombreuses nations européennes — parmi lesquels aussi les Polonais — ont peuplé et formé la vie sociale en d’autres continents. Le contexte européen est cependant indubitablement présent aux bases mêmes. Déjà, les analogies que nous avons mentionnées entre la cause de saint Stanislas et celles d’autres nations ou États de la même époque historique montrent clairement que la Pologne du XIe siècle faisait partie de l’Europe et participait à ses problèmes, aussi bien dans la vie de l’Église que dans celle des communautés politiques de ce temps. C’est pourquoi le jubilé de saint Stanislas, qui a avant tout une dimension polonaise qui est nôtre et patriotique, nous le vivons à juste titre dans le contexte européen et nous ne pouvons faire autrement. La présence des représentants des nombreuses Conférences épiscopales d’Europe qui sont venus ici pour cette circonstance est donc grandement précieuse et éloquente.
Il s’est trouvé providentiellement que j’ai participé, le 18 mai de cette année, à la célébration du trente-cinquième anniversaire de la bataille du Mont-Cassin et de la victoire qui y fut remportée, et à laquelle nos compatriotes ont grandement contribué. Sur le même Mont-Cassin, nous avons honoré saint Benoît, en faisant mention du prochain quinzième centenaire de sa naissance — ce saint Benoît qui fut proclamé par Paul VI patron de l’Europe.
Si je me permets de faire ce rappel dans la circonstance de ce jour, je le fais en relation au contexte européen de saint Stanislas, et aussi en relation à son jubilé que nous sommes en train de célébrer. L’Europe, qui a été plusieurs fois divisée au cours de son histoire, l’Europe qui a été tragiquement divisée vers la fin de la première moitié de notre siècle par l’horrible guerre mondiale, l’Europe qui, malgré les divisions actuelles et durables des régimes, des idéologies et des systèmes économiques et politiques, ne peut cesser de chercher son unité fondamentale doit se tourner vers le christianisme. Malgré les traditions diverses qui existent sur le territoire européen entre ses parties orientales et occidentales, il y a en elles le même christianisme, qui tire son origine du même et unique Christ, qui accepte la même parole de Dieu, qui se rattache aux mêmes douze Apôtres. C’est cela qui se trouve aux racines de l’histoire de l’Europe. C’est cela qui forme sa généalogie spirituelle.
Le confirme l’éloquence du jubilé actuel de saint Stanislas, patron de la Pologne, auquel a le bonheur de participer le premier pape polonais, le premier pape slave, dans l’histoire de l’Église et de l’Europe. Le christianisme doit s’engager de nouveau dans la formation de l’unité spirituelle de l’Europe. Les seules raisons économiques et politiques ne sont pas en mesure de le faire. Nous devons aller plus profond : jusqu’aux raisons éthiques. L’épiscopat polonais tous les épiscopats et les Églises d’Europe ont ici une grande tâche à accomplir. En face de ces multiples tâches, le Siège apostolique voit les siennes d’une manière conforme au caractère et au ministère de Pierre. Quand le Christ dit à Pierre : « Confirme tes frères » (Lc 22, 32), il dit par là même : « Sers leur unité. »
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