DISCOURS DE JEAN-PAUL II
À L'ACADÉMIE PONTIFICALE DES SCIENCES
EN COMMÉMORATION DE LA NAISSANCE D'ALBERT EINSTEIN
Samedi 10 novembre 1979
Vénérables Frères,
Excellence,
Mesdames, Messieurs,
1. Je Vous remercie vivement, Monsieur le Président, des paroles chaleureuses et ferventes que vous m’avez adressées au début de votre discours. Et je me réjouis aussi avec Votre Excellence comme avec Messieurs Dirac et Weisskopf, tous deux membres illustres de l’Académie pontificale des Sciences, de cette commémoration solennelle du centenaire de la naissance d’Albert Einstein.
Le Siège Apostolique veut lui aussi rendre à Albert Einstein l’hommage qui lui est dû pour la contribution éminente qu’il a apportée au progrès de la science, c’est-à-dire à la connaissance de la vérité présente dans le mystère de l’univers.
Je me sens pleinement solidaire de mon prédécesseur Pie XI et de ceux qui lui ont succédé sur la Chaire de Pierre, en invitant les membres de l’Académie pontificale des Sciences, et tous les savants avec eux, à faire « progresser toujours plus noblement et plus intensément les sciences, sans leur demander rien de plus; et ceci parce que en cet excellent propos et en ce noble labeur consiste la mission de servir la vérité, dont nous les chargeons... » [1].
2. La recherche de la vérité est la tâche de la science fondamentale. Le chercheur qui se meut sur ce premier versant de la science ressent toute la fascination des paroles de Saint Augustin: « Intellectum valde ama » [2], « aime beaucoup l’intelligence » et la fonction qui lui est propre, de connaître la vérité.
La science pure est un bien, digne d’être très aimé, car elle est connaissance et donc perfection de l’homme dans son intelligence. Avant même ses applications techniques, elle doit être honorée pour elle-même, comme une partie intégrante de la culture. La science fondamentale est un bien universel, que tout peuple doit pouvoir cultiver en pleine liberté par rapport à toute forme de servitude internationale ou de colonialisme intellectuel.
La recherche fondamentale doit être libre face aux pouvoirs politique et économique, qui doivent coopérer à son développement, sans l’entraver dans sa créativité ni l’asservir pour leurs propres buts. Comme toute autre vérité, la vérité scientifique n’a, en effet, de comptes à rendre qu’à elle-même et à la Vérité suprême qui est Dieu, créateur de l’homme et de toute chose.
3. Sur son second versant, la science se tourne vers les applications pratiques, qui trouvent leur plein développement dans les diverses technologies. Dans la phase de ses réalisations concrètes, la science est nécessaire à l’humanité pour satisfaire les justes exigences de la vie, et pour vaincre les différents maux qui la menacent.
Il ne fait pas de doute que la science appliquée a rendu et rendra à l’homme d’immenses services, pour peu qu’elle soit inspirée par l’amour, réglée par la sagesse, accompagnée par le courage qui la défend contre l’ingérence indue de tous les pouvoirs tyranniques. La science appliquée doit s’allier à la conscience, afin que, dans le trinôme science-technologie-conscience, ce soit la cause du vrai bien de l’homme qui soit servie.
4. Malheureusement, comme j’ai eu l’occasion de le dire dans mon encyclique Redemptor Hominis, « l’homme d’aujourd’hui semble toujours menacé par ce qu’il fabrique... C’est en cela que semble consister le chapitre principal du drame de l’existence humaine aujourd’hui » [3].
L’homme doit sortir victorieux de ce drame qui menace de dégénérer en tragédie, et il doit retrouver sa royauté authentique sur le monde et sa pleine domination sur les choses qu’il produit. A l’heure actuelle, comme je l’écrivais dans la même encyclique, « le sens fondamental de cette "royauté" et de cette "domination" de l’homme sur le monde visible, qui lui est assignée comme tâche par le Créateur lui-même, consiste dans la priorité de l’éthique sur la technique, dans le primat de la personne sur les choses, dans la supériorité de l’esprit sur la matière » [4].
Cette triple supériorité se maintient dans la mesure où l’on conserve le sens de la transcendance de l’homme sur le monde et de Dieu sur l’homme. En exerçant sa mission de gardienne et d’avocate de l’une et de l’autre transcendances, l’Eglise estime aider la science à conserver sa pureté idéale sur le versant de la recherche fondamentale, et à s’acquitter de son service de l’homme sur le versant de ses applications pratiques.
5. L’Eglise reconnaît volontiers, d’autre part, qu’elle a bénéficié de la science. C’est à celle-ci, entre autres, qu’il faut attribuer ce que le Concile a dit à propos de certains aspects de la culture moderne: « Les conditions nouvelles affectent enfin la vie religieuse elle-même... L’essor de l’esprit critique la purifie d’une conception magique du monde et de survivances superstitieuses, et exige une adhésion de plus en plus personnelle et active à la foi; nombreux sont ainsi ceux qui parviennent à un sens plus vivant de Dieu » [5].
La collaboration entre la religion et la science moderne tourne à l’avantage de l’une et de l’autre, sans violer aucunement leur autonomie respective. De même que la religion exige la liberté religieuse, de même la science revendique légitimement la liberté de la recherche. Le Concile œcuménique Vatican II, après avoir réaffirmé, avec le Concile Vatican I, la juste liberté des arts et des disciplines humaines dans le domaine de leurs propres principes et de leur propre méthode, reconnaît solennellement « l’autonomie légitime de la culture et particulièrement celle des sciences » [6].
A l’occasion de cette commémoration solennelle d’Einstein, je voudrais confirmer à nouveau les déclarations du Concile sur l’autonomie de la science dans sa fonction de recherche sur la vérité inscrite dans la création par le doigt de Dieu. Remplie d’admiration pour le génie du grand savant dans lequel se révèle l’empreinte de l’Esprit créateur, l’Eglise, sans intervenir d’aucune manière par un jugement qu’il ne lui revient pas de porter sur la doctrine concernant les grands systèmes de l’univers, propose toutefois cette dernière à la réflexion de théologiens pour découvrir l’harmonie existant entre la vérité scientifique et la vérité révélée.
6. Monsieur le Président! Vous avez dit très justement dans votre discours que Galilée et Einstein ont caractérisé une époque. La grandeur de Galilée est connue de tous, comme celle d’Einstein; mais à la différence de celui que nous honorons aujourd’hui devant le Collège cardinalice dans le palais apostolique, le premier eut beaucoup à souffrir – nous ne saurions le cacher – de la part d’hommes et d’organismes de l’Eglise.
Le Concile Vatican a reconnu et déploré certaines interventions indues: « Qu’on nous permette de déplorer – est-il écrit au numéro 36 de la Constitution conciliaire Gaudium et Spes – certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi s’opposaient ».
La référence à Galilée est exprimée clairement dans la note jointe à ce texte, laquelle cite le volume « Vita e opere di Galileo Galilei » de Mgr Pio Paschini, édité par l’Académie pontificale des Sciences.
Pour aller au-delà de cette prise de position du Concile, je souhaite que des théologiens, des savants et des historiens, animés par un esprit de sincère collaboration, approfondissent l’examen du cas Galilée et, dans une reconnaissance loyale des torts de quelque côté qu’ils viennent, fassent disparaître les défiances que cette affaire oppose encore, dans beaucoup d’esprits, à une concorde fructueuse entre science et foi, entre Eglise et monde. Je donne tout mon appui à cette tâche qui pourra honorer la vérité de la foi et de la science et ouvrir la porte à de futures collaborations.
7. Qu’il me soit permis, Messieurs, de soumettre à Votre attention et à votre réflexion quelques points qui me paraissent importants pour replacer dans sa vraie lumière l’affaire Galilée, dans laquelle les concordances entre religion et science sont plus nombreuses et surtout plus importantes que les incompréhensions d’où est résulté le conflit âpre et douloureux qui s’est prolongé au cours des siècles suivants.
Celui qui est appelé à juste titre le fondateur de la physique moderne a déclaré explicitement que les deux vérités, de foi et de science, ne peuvent jamais se contredire, « l’Ecriture sainte et la nature procédant également du Verbe divin, la première comme dictée par l’Esprit Saint, la seconde comme exécutrice très fidèle des ordres de Dieu », comme il l’a écrit dans sa lettre au Père Benedetto Castelli le 21 décembre 1613[7].
Le Concile Vatican II ne s’exprime pas autrement; il reprend même des expressions semblables lorsqu’il enseigne: « La recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi: les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu » [8].
Galilée ressent dans sa recherche scientifique la présence du Créateur qui le stimule, qui prévient et aide ses intuitions, en agissant au plus profond de son esprit. A propos de l’invention de la lunette d’approche, il écrit au début du « Sidereus Nuncius », en rappelant quelques-unes de ses découvertes astronomiques: « Quae omnia ope Perspicilli a me excogitati divina prius illuminante gratia, paucis abhinc diebus reperta, atque observata fuerunt » [9]. « Tout cela a été découvert et observé ces derniers jours grâce au "téléscope" que j’ai inventé, après avoir été éclairé par la grâce divine ».
La confession galiléenne de l’illumination divine dans l’esprit du savant trouve un écho dans le texte déjà cité de la Constitution conciliaire sur l’Eglise dans le monde de ce temps: « Celui qui s’efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer le secret des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu » [10].
L’humilité sur laquelle insiste le texte conciliaire est une vertu de l’esprit nécessaire aussi bien pour la recherche scientifique que pour l’adhésion à la foi. L’humilité crée un climat favorable au dialogue entre le croyant et le savant et elle appelle l’illumination de Dieu, déjà connu ou encore inconnu mais aimé dans un cas comme dans l’autre par celui qui cherche humblement la vérité.
8. Galilée a formulé des normes importantes de caractère épistémologique qui s’avèrent indispensables pour mettre en accord l’Ecriture sainte et la science. Dans sa lettre à la grande-duchesse mère de Toscane, Christine de Lorraine, il réaffirme la vérité de l’Ecriture: « La sainte Ecriture ne peut jamais mentir, à condition toutefois que soit pénétré son vrai sens, lequel – je ne crois pas que l’on puisse le nier – est souventes fois caché et fort différent de celui que semble indiquer la simple signification des mots » [11]. Galilée introduit le principe d’une interprétation des livres sacrés qui va au-delà du sens littéral mais est conforme à l’intention et au type d’exposition propres à chacun d’eux. Il est nécessaire, comme il l’affirme, que « les sages qui l’exposent en montrent les vrais sens ».
Le magistère ecclésiastique admet la pluralité des règles d’interprétation de l’Ecriture Sainte. Il enseigne expressément en effet, avec l’encyclique « Divino Afflante Spiritu » de Pie XII, la présence de genres littéraires différents dans les livres sacrés et donc la nécessité d’interprétations conformes au caractère de chacun d’eux.
Les concordances diverses que j’ai rappelées ne résolvent pas seules tous les problèmes de l’affaire Galilée, mais elles contribuent à créer un point de départ favorable à leur solution honorable, un état d’âme propice à la solution honnête et loyale de vieilles oppositions.
L’existence de cette Académie pontificale des Sciences, à laquelle Galilée fut en quelque sorte associé à travers l’institution ancienne qui a précédé celle dont font partie aujourd’hui des savants éminents, est un signe visible qui montre aux peuples, sans aucune forme de discrimination raciale ou religieuse, l’harmonie profonde qui peut exister entre les vérités de la science et les vérités de la foi.
9. Outre la fondation de votre Académie pontificale par Pie XI, mon prédécesseur Jean XXIII a voulu que l’Eglise contribue à promouvoir le progrès scientifique et à le récompenser, en instituant la Médaille de Pie XI. Conformément à la désignation faite par le Conseil de l’Académie, je suis heureux de conférer cette haute distinction à un jeune chercheur, le Docteur Antonio Paes de Carvalho, dont les travaux de recherche fondamentale ont apporté une contribution importante au progrès de la science et au bien de l’humanité.
10. Monsieur le Président et Messieurs les Académiciens, devant les éminentissimes cardinaux ici présents, le Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, les illustres savants et toutes les personnalités qui assistent à cette séance académique, je voudrais déclarer que l’Eglise universelle, l’Eglise de Rome unie à toutes celles qui sont dans le monde, accorde une grande importance à la fonction de l’Académie pontificale des Sciences.
Le titre de pontificale attribué à cette Académie signifie, vous ne l’ignorez pas, l’intérêt et le soutien de l’Eglise, qui se manifestent sous des formes bien diverses, certes, de celles de l’antique mécénat, mais qui ne sont pas moins profondes et efficaces. Comme l’écrivait l’insigne et regretté Président de votre Académie, Mgr Lemaître: « L’Eglise aurait-elle besoin de la science? Certes non, la croix et l’évangile lui suffisent. Mais au chrétien rien d’humain n’est étranger. Comment l’Eglise aurait-elle pu se désintéresser de la plus noble des occupations strictement humaines: la recherche de la vérité?» [12].
Dans cette Académie qui est la vôtre et la mienne, des savants croyants et non croyants collaborent, s’accordant dans la recherche de la vérité scientifique et dans le respect des croyances d’autrui. Qu’il me soit permis de citer ici encore une page lumineuse de Mgr Lemaître: « Tous deux – le savant croyant et le savant non croyant – s’efforcent de déchiffrer le palimpseste multiplement imbriqué de la nature, où les traces des diverses étapes de la longue évolution du monde se sont recouvertes et confondues.
Le croyant a peut-être l’avantage de savoir que l’énigme a une solution, que l’écriture sous-jacente est en fin de compte l’œuvre d’un être intelligent, donc que le problème posé par la nature a été posé pour être résolu, et que sa difficulté est sans doute proportionnée à la capacité présente ou à venir de l’humanité. Cela ne lui donnera peut-être pas de nouvelles ressources dans son investigation, mais cela contribuera à l’entretenir dans ce sain optimisme sans lequel un effort soutenu ne peut se maintenir longtemps » [13].
Je vous souhaite à tous cet optimisme sain dont parle Mgr Lemaître, optimisme qui tire son origine mystérieuse mais réelle du Dieu dans lequel vous avez mis votre foi, ou du Dieu inconnu vers lequel tend la vérité qui est l’objet de vos recherches éclairées.
Puisse la science dont vous faites profession, Messieurs les Académiciens et Messieurs les savants, dans le domaine de la recherche pure comme dans celui de la recherche appliquée, aider l’humanité, avec l’appui de la religion et en accord avec elle, à retrouver le chemin de l’espérance et à atteindre le but dernier de la paix et de la foi!
[1] Pii XI In multis solaciis, die 28 oct. 1936: AAS 28 (1936) 424.
[2] S. Augustini Epist. 120, 3, 13: PL 33, 459.
[3] Ioannis Pauli PP. II Redemptor Hominis, 15.
[5] Gaudium et Spes, 7.
[6] Ibid., 59.
[7] Edition Nationale des œuvres de Galilée, vol. V, pp.282-285.
[8] Gaudium et Spes, 36.
[9] Galilei Sidereus Nuncius, Venetii, apud Thomam Baglionum, MDCX, fol. 4.
[10] Gaudium et Spes, 36.
[11] Edition Nationale des œuvres de Galilée, vol. V, p. 315.
[12] O. Godart - M. Heller, Les relations entre la science et la foi chez Georges Lemaître, in "Pontificia Academia Scientiarum, Commentarii" , vol. III, n. 21, p. 7.
[13] Ibid., p.11.
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