DISCOURS
DU PAPE JEAN-PAUL IIJeudi 5 Janvier 1995
Très Chers Délégués de la Compagnie de Jésus,
1. Avec la célébration eucharistique, au cours de laquelle vous avez invoqué l’Esprit-Saint, débute ce matin votre Congrégation générale, dont les travaux se poursuivront dans les prochaines semaines.
Et, dès le départ, vous avez voulu ménager la rencontre avec le Pape, pour souligner le singulier charisme d’adhésion au successeur de Pierre qui, selon saint Ignace, doit caractériser la Compagnie de Jésus. De lui, vous attendez de recevoir les « missions », « afin que – comme on le lit dans les Constitutions de votre Institut –, en tout soient mieux servis Dieu notre Seigneur et le Siège apostolique » (Constitutions, 612). Dans le sillage de votre fondateur et de ses premiers compagnons, par ce geste d’adhésion au ministère du Pontife romain, vous déclarez que la Compagnie est, totalement et sans réticences, de l’Église, dans l’Église et pour l’Église.
Je vous salue avec une grande joie, très chers religieux, en adressant ma pensée avant tout au Préposé général, le P. Peter-Hans Kolvenbach, que je remercie pour les sentiments qu’il vient d’exprimer au nom de tous dans son allocution. Avec lui, je salue le Conseil général et les 243 délégués qui, représentant les jésuites du monde entier, manifestent, avec la variété des problèmes et des situations, la vitalité et la fécondité de la Compagnie de Jésus.
Au seuil du troisième millénaire chrétien
2. La présente Congrégation générale revête assurément une particulière importance en ce moment de l’histoire, car elle est essentiellement consacrée au discernement de la contribution spécifique que votre Institut est appelé à apporter à la nouvelle évangélisation, au seuil du troisième millénaire chrétien, et à la mise à jour de l’organisation et de la législation de la Compagnie de Jésus, afin de rendre un service toujours plus adapté et fidèle à l’Église. Afin que vous puissiez toujours mieux accomplir la tâche que vous vous apprêtez à entreprendre, je voudrais proposer à votre réflexion quelques points de référence, qui sont du reste bien présents à votre esprit. J’en suis certain, ils vous aideront à mieux définir votre apport à la mission évangélisatrice de l’Église dans le monde contemporain, en particulier dans la perspective du Grand Jubilé de l’an 2000, qui devra révéler un « nouveau printemps de vie chrétienne », grâce à la docilité des croyants à l’action de l’Esprit Saint (cf. Tertio millennio adveniente, 18).
3. En tout premier lieu, la Compagnie de Jésus est appelée à réaffirmer, sans équivoques et sans hésitations, sa voie vers Dieu spécifique telle que saint Ignace l’a tracée dans la Formula Instituti : la fidélité pleine d’amour à votre charisme sera une source sûre de fécondité renouvelée.
Le serviteur de Dieu Paul VI le rappelait aux participants de la 32e Congrégation générale : « Vous avez une spiritualité fortement tracée, une identité sans équivoque, une solidité séculaire qui vient de la valeur des méthodes, qui, à travers le creuset de l’histoire, portent encore l’empreinte de la forte spiritualité de saint Ignace. Il ne faudra donc absolument pas mettre en doute qu’un engagement plus profond dans la voie poursuivie jusqu’ici, dans votre charisme propre, ne soit une nouvelle source de fécondité spirituelle et apostolique ». L’inoubliable Pontife ajoutait : « Nous devons tous veiller afin que l’adaptation nécessaire ne soit pas faite au détriment de l’identité fondamentale, de l’essence de la figure du jésuite, telle qu’elle est décrite dans la Formula Instituti, telle que l’histoire et la spiritualité propre de l’Ordre la propose, et telle que l’interprétation authentique des besoins même des temps semble encore la réclamer aujourd’hui.
Cette image ne doit pas être altérée, elle ne doit pas être défigurée » (Insegnamenti di Paolo VI, vol. XII, 1974, p. 1181-1182).
N’ayez donc pas peur d’être toujours davantage d’authentiques fils de saint Ignace, en vivant pleinement son inspiration originale et son charisme en cette dernière partie du siècle, en approfondissant votre pleine adhésion à la Compagnie de Jésus. Votre charisme vous demande d’être les témoins de la primauté de Dieu et de sa volonté. « Ad maiorem Dei gloriam » : la vie religieuse, l’apostolat, l’engagement dans le monde de la culture et du « social », le souci des pauvres doivent avoir toujours comme unique objectif la plus grande gloire du Seigneur.
Tout cela conduit de soi à mettre fortement en lumière la primauté de la spiritualité et de la prière : le négliger signifierait trahir le don que vous êtes appelés à être pour l’Église et pour le monde.
La base de toute activité apostolique
4. Sur cette exigeante condition spirituelle et ascétique, qui doit être à la base de toute activité apostolique, repose l’engagement pour la nouvelle évangélisation dans la perspective du troisième millénaire. Cela exige avant tout un élan renouvelé dans la mise en œuvre du commandement du Christ confié à l’Église : « Allez de par le monde prêcher l’Évangile à toute créature » (Mc 16, 15). Ce commandement du Christ constitue une tâche essentielle de la mission de l’Église.
La Compagnie de Jésus, « ad hoc potissimum instituta ut ad fidei defensionem et propagationem… praecipue intendat » (Formula Instituti, 1), suivant en cela l’exemple de saint Ignace et de son compagnon de prédilection, saint François-Xavier, a donné en toutes les périodes de son existence une contribution d’importance, y compris par le sang des martyrs, à la réalisation dans les diverses parties du monde de cette tâche missionnaire de l’Église.
Je suis sûr que la Congrégation générale ne manquera pas d’apporter l’attention requise à un aspect si fondamental de votre apostolat. Aujourd’hui, vous le savez bien, les nouveaux nationalismes, les idéologies radicalisées, le syncrétisme religieux, certaines interprétations théologiques du mystère du Christ et de son œuvre de salut, la difficulté de trouver un équilibre entre l’exigence de l’inculturation de l’Évangile et l’unité du message qui y est contenu, ainsi que d’ailleurs d’autres circonstances de caractère politique, sociologique et religieux risquent de compromettre à la source votre présence et votre activité évangélisatrice en de nombreux pays. En dépit de ces difficultés, j’exhorte la Compagnie tout entière à persévérer dans la mission d’annoncer l’Évangile en première ligne du Royaume de Dieu.
5. L’engagement de l’évangélisation exige aussi un don plus généreux de soi pour favoriser la pleine communion de tous les chrétiens. Dans la récente Lettre apostolique Tertio millennio adveniente, j’ai indiqué l’objectif de l’unité des chrétiens comme prééminent : « L’une des prières les plus ardentes en cette heure exceptionnelle où s’approche le nouveau millénaire est celle par laquelle l’Église demande au Seigneur que croisse l’unité entre tous les chrétiens des diverses Confessions jusqu’à atteindre la pleine communion » (n. 16). Ce grand effort de toute l’Église doit trouver la Compagnie aux avant-postes : résistant à toute tentation d’individualisme, d’indépendance et d’activité parallèle, elle est appelée à exprimer un grand témoignage de concorde fraternelle et d’harmonie ecclésiale.
On connaît les énergies que la Compagnie déploie pour collaborer avec toutes les forces vives de l’Église. À cet égard, je voudrais vous inviter, d’une part, à conserver vivant l’élan propre à votre charisme pour le service de l’Église universelle, en surmontant toute tentation de fermeture, de provincialisme ou de régionalisme, qui pourrait mettre en péril l’existence même de certaines œuvres de caractère international ou interprovincial de grande importance pour le bien de l’Église universelle et de chaque Église particulière, comme, par exemple, l’Université grégorienne pontificale, l’Institut biblique pontifical, l’Institut oriental pontifical, ainsi que Radio Vatican, toutes œuvres pour lesquelles je voudrais remercier en cette occasion la Compagnie ; mais, d’autres part, vous devez partager docilement, dans les lieux où vous exercez votre service, les préoccupations des pasteurs dans leur magistère et dans leur souci de la communauté particulière qui leur est confié.
Une semblable attitude intérieure devra inspirer la recherche théologique, que le jésuite animé de l’esprit de foi développera en docile harmonie avec les indications du Magistère. Que dire ensuite de l’enseignement destiné à former les jeunes générations ? Il devra aux étudiants une connaissance claire, solide et organique de la doctrine catholique, en apprenant à distinguer entre les affirmations qui doivent être retenues et celles qui sont laissées à la libre discussion, et celles qui ne peuvent être acceptées.
Élan missionnaire et promotion d’un dynamisme de communion ecclésiale
6. Sur de telles bases, il sera possible de mettre en œuvre ce qui, dans la préparation de la Congrégation générale, est apparu comme instance prioritaire en vue du troisième millénaire chrétien : l’élan missionnaire et la promotion d’un dynamisme de communion ecclésiale, laquelle devra se prolonger en œcuménisme, guider le dialogue interreligieux et inspirer le service de la cause des droits de l’homme et de la paix, en tant que fondements de la civilisation de l’amour.
Il est évident que celui qui ne se met pas avec son être tout entier au service de la communion dans l’Église ne peut ambitionner de guérir les blessures et les divisions du monde. Il importe donc de veiller attentivement à ce que les fidèles ne soient pas désorientés par des enseignements douteux, par des publications ou des discours ouvertement contraires à la foi et à la morale de l’Église, par des attitudes qui offensent la communion de l’Esprit. Je voudrais ici rendre grâce au Seigneur pour le bien que les jésuites réalisent dans le monde en diffusant l’Évangile du salut à travers le témoignage de la parole et de la vie. Je vous encourage, très chers frères, à aller de l’avant sur cette voie en surmontant toutes les difficultés et en comptant sur la constante assistance divine, ainsi que sur le soutien du Siège apostolique, qui attend de vous beaucoup en cette période de l’histoire de l’humanité, certes éprouvée, mais riche de possibilités providentielles, sur le plan de l’apostolat et de la mission.
7. Voici venu le temps de la nouvelle évangélisation, laquelle demande à la Compagnie un engagement apostolique encore plus concret et renouvelé « dans son ardeur, dans ses méthodes, dans ses expressions » (Insegnamenti di Giovanni Paolo II, vol. VI/1, 1983, p. 698).
Un tel engagement doit avant tout partir de la confiance envers le Seigneur, qui peut efficacement soutenir la Compagnie également en une époque comme la nôtre si difficile, afin qu’elle ne cesse d’agir généreusement en vue de la croissance du Royaume « per publicas praedicationes, lectiones et aliud quodcumque verbi Dei ministerium ac Spiritualia Exercicitia, puerorum ac rudium in christianismo institutionem, Christi fidelium, in Confessionibus audiendis ac ceteris Sacramentis administrandis, spiritualem consolationem » (Formula Instituti, 1). C’est en effet au Seigneur Jésus qu’appartient la Compagnie, c’est à lui qu’appartient le bien que chaque jour elle accomplit au service de la culture, en particulier dans le monde universitaire, de la formation des jeunes, du soutien spirituel apporté à tant de prêtres, de religieux et de laïcs. De plus, l’apostolat dans les paroisses, dans les centres sociaux, dans les médias, et dans les nombreux « sanctuaires » de la souffrance humaine est le fruit de la grâce divine.
Toute cette richesse s’insère dans le dynamisme de la nouvelle évangélisation, en partant non pas de calculs humains ou de stratégies raffinées, mais d’une humble et confiante adhésion à Celui qui est le premier évangélisateur, le Christ : « L’ardeur apostolique de la nouvelle évangélisation – lit-on dans le Document final de l’Assemblée des évêques latino-américains de 1992 à Saint-Domingue – jaillit d’une radicale conformité à Jésus-Christ, le premier évangélisateur » (n. 28). C’est surtout autour de l’annonce du Christ rédempteur de l’homme, qu’il importe de concentrer tous les efforts apostoliques, pour mettre en œuvre d’authentiques formes d’inculturation de la foi et promouvoir, comme fruits de la vie chrétienne, les valeurs de la justice, de la paix et de la solidarité, si nécessaires aujourd’hui spécialement dans certaines nations du monde.
Certes, la Compagnie doit se sentir fortement engagée dans le « social » et dans le service des plus pauvres. Comment pourrait-elle ne pas le faire ? Comment pourrait- elle poursuivre en tout la « plus grande gloire de Dieu » en oubliant, comme le dit saint Irénée, que « l’homme vivant est la gloire de Dieu » ? Mais une telle dimension ne devra jamais être dissociée du service global de la mission évangélique de l’Église, qui prend en charge le salut de tous les hommes et de tout l’homme, à partir de son destin surnaturel.
Le discernement que vous êtes appelés, très chers frères, à accomplir dans la présente Congrégation générale ne peut manquer en conséquence de qualifier toujours plus l’apostolat comme mission évangélisatrice, riche de transparence et caractérisée par un sens vif de Dieu, de l’amour de l’Église et de l’homme « chemin de l’Église », par la reconnaissance pour le don de la vocation et par la joie de la fidélité à la miséricorde divine.
La formation des futurs apôtres
8. Former les futurs apôtres à de tels objectifs ascétiques et pastoraux : telle est l’exigence fondamentale. Une formation solide et prolongée des profès de la Compagnie doit constituer votre incessante préoccupation. Le fondateur lui-même demandait explicitement que nul ne fût admis à la profession sans une formation exigeante (cf. Formula Instituti, 9). Le Pape Paul VI a reconnu que, « partout dans l’Église y compris dans les domaines les plus difficiles et de pointe, aux carrefours des idéologies, dans les tranchées sociales, il y a eu et il y a toujours la confrontation entre les exigences brûlantes de l’homme et le message éternel de l’Évangile, là ont été et sont les jésuites » (Insegnamenti di Paolo VI, vol. XII, 1974, p. 1181). Pour que cela continue d’être vrai, il importe de « ne pas céder à la facile tentation d’édulcorer cette formation, qui revêt une telle importance en chacun de ses aspects humain, spirituel, doctrinal, disciplinaire et pastoral » (Insegnamenti di Paolo II, vol. V : A, 1982, p. 715).
J’exprime ma reconnaissance pour le grand effort qui s’accomplit pour répondre à de telles attentes. À ce sujet, je voudrais également manifester mon estime pour tout ce que la Compagnie de Jésus réalise en faveur de la formation des frères coadjuteurs, irremplaçables éléments de la vie de votre Ordre et de son apostolat.
9. Très chers jésuites, le récent Synode des évêques, qui a porté sur la vie consacrée et sur sa mission dans l’Église et dans le monde, a adressé à tous les religieux une pressante exhortation afin qu’ils mettent leur mission prophétique au service de la nouvelle évangélisation, en témoignant visiblement et clairement dans le style de vie, dans le travail et dans la prière, l’imitation radicale du Seigneur, chaste, pauvre et obéissant. Que cette invitation oriente et accompagne les travaux que vous allez entreprendre, guide les choix que vous êtes appelés à faire. Soyez bien persuadés que l’Église a besoin de votre apport qualifié pour annoncer plus efficacement l’Évangile du Christ à l’homme de notre temps. Que la Très Sainte Vierge Marie, qui a soutenu et éclairé votre Fondateur, vous aide à « avoir devant les yeux, avant toute autre chose, Dieu et ensuite la forme de cet institut qui est sien » (Formula Instituti, 1) et qu’elle vous guide maternellement. Pour soutenir tous vos généreux projets, tout en invoquant d’abondants dons du Ciel, je vous accorde de tout cœur à vous-mêmes et à tous les membres de la Compagnie de Jésus une particulière bénédiction apostolique.
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