DISCOURS DU PAPE PAUL VI
AU «CENTRE CHRÉTIEN DES PATRONS
ET DIRIGEANTS D’ENTREPRISE FRANÇAIS»
Mercredi 31 mars 1976
Messieurs,
et chers Fils,
en vous accueillant ici, Nous voulons d’abord vous dire notre estime et notre affection. Puisse votre appartenance à la grande famille ecclésiale, plus sensible en cette rencontre, vous aider à surmonter les difficultés inhérentes à l’exercice de vos lourdes responsabilités.
Le Seigneur est toujours proche de ceux qui Le cherchent et l’Eglise est là pour vous manifester, au nom du Christ, la compréhension, l’aide et le stimulant dont vous avez besoin.
Forts de cette assurance, regardons le monde dans lequel vous travaillez. Ses joies et ses espoirs sont trop souvent minés par l’inquiétude et le doute. Ce monde est triste d’un double matérialisme:
- d’abord, la vie économique a tendance à tout envahir, alors qu’elle n’est qu’une dimension, nécessaire, de la vie de l’homme: elle impose ses contraintes, sa logique, ses rythmes de plus en plus rapides à l’ensemble de la vie personnelle et sociale, infléchissant et altérant les finalités supérieures de la vie familiale, culturelle, politique, internationale;
- et il y a de surcroît matérialisme, car il s’agit d’une logique économique souvent elle-même faussée; de ce fait, ce sont ses propres maladies qu’elle transmet à tous les autres champs de l’existence.
L’économie a pour fonction de répondre aux besoins matériels des hommes. Et ceci, d’une manière humaine et humanisante: par un travail capable de valoriser l’homme créateur de richesses; par des échanges capables de réaliser la destination universelle des biens et de développer ainsi, même à ce niveau, des solidarités multiformes entre tous. Sa nature propre l’enracine dans l’homme qui est un être de besoins. Mais l’instinct d’appropriation, de possession, avec lequel elle doit compter, demande, comme tous les instincts qui sont dans l’homme, à être discipliné, humanisé, intégré dans les finalités supérieures du développement personnel et social. Or que voyons-nous? Le dynamisme de cet instinct économique, souvent confondu avec le dynamisme de la liberté, est livré à lui-même et à son égoïsme. On le stimule artificiellement de multiples manières. Il devient motivation dominante en économie et envahissante partout ailleurs. En prétendant se constituer centre d’intégration des personnes et des sociétés, il devient en réalité une force aveugle qui matérialise l’homme et disloque les sociétés en classes ennemies.
Ce n’est pas davantage en radicalisant ce double matérialisme pratique par une théorie matérialiste de l’histoire, même ouvert sur une évolution dialectique, qu’il est possible de libérer tant d’énergies admirables pour le progrès de l’humanité, tant d’efforts pour la justice, car le matérialisme en détourne les intentions généreuses et stérilise à la fin leur efficacité.
Ce dont nous avons besoin, c’est de changer résolument de cap; de soumettre et de coordonner la croissance économique aux exigences du progrès authentique de l’homme et de la solidarité sociale; de concevoir la croissance économique elle-même d’une manière qui aide les hommes et les sociétés à émerger des conditionnements matériels et instinctifs au lieu de les y enliser. Nous avons besoin d’innovations hardies et créatrices (Cfr. PAULI PP. VI Octogesima Adveniens, 42).
L’œuvre à accomplir est immense. Elle n’ira pas sans une profonde conversion des esprits et des cœurs, des mentalités collectives, des structures. Personne n’en est exclu ni dispensé. Quelle meilleure fidélité aux cinquante années de vie de votre mouvement qu’un effort résolu pour engager l’expérience acquise dans cette voie du renouveau? Les Assises du cinquantenaire vous en offrent une occasion privilégiée: leur thème d’une «recherche chrétienne sur l’entreprise dans la société» vous situe à un carrefour particulièrement important pour joindre vos efforts à ceux qui se font dans tous les domaines de la vie sociale.
Ne soyez pas surpris de rencontrer une société impatiente de se libérer de l’entreprise excessive de la logique économique sur la vie des familles, sur l’environnement, sur la vie culturelle et politique. Ne craignez pas de voir la société se préoccuper de situer l’effort des entreprises dans les objectifs communs de la vie nationale et de la solidarité avec les pays pauvres. Il est normal aussi, il est bon, que des hommes plus cultivés, ayant davantage le goût et l’expérience de la participation sociale, cherchent une nouvelle source de progrès dans le travail même de l’usine.
En vous situant dans cette perspective, vous serez d’autant plus forts pour demander que les entreprises disposent elles aussi, contre tous les envahissements illogiques ou intempestifs, de l’espace de liberté nécessaire pour accomplir leur tâche. Fortifiez de l’intérieur cet espace de liberté, en ouvrant un dialogue franc avec tous ceux qui sont partie prenante dans l’entreprise et leurs organisations représentatives: pour mieux répartir les fruits du travail commun; pour créer des conditions de travail permettant l’exercice de l’initiative et de la responsabilité; pour inventer des cadres juridiques rénovés, selon la féconde tradition de votre mouvement et de la pensée sociale de l’Eglise.
Ces perspectives, dans lesquelles vous avez déjà beaucoup réfléchi et agi, il faut maintenant y avancer avec une résolution nouvelle. Oh certes, vos entreprises ont traversé et vivent présentement une conjoncture difficile. Et vous, à un niveau particulier, vous portez chaque jour le poids de soucis dont nous mesurons la complexité et le mérite: assurer le plus possible la sécurité de l’emploi, des conditions plus humaines de travail et un salaire correspondant au coût montant de la vie, tout en faisant face aux charges accrues de l’entreprise et aux aléas des échanges. A certains jours, ces responsabilités sont telles que vous ne voyez peut-être plus comment courir d’autres risques. Et pourtant, c’est là que vous êtes invités à reprendre les choses dans une perspective plus élevée et plus large. La situation présente du monde ne permet pas d’attendre. L’Evangile y pousse, lui qui est «source de renouveau, dès lors que son message est accepté dans sa totalité et dans ses exigences» (Cfr. PAULI PP. VI Octogesima Adveniens, 42). Votre fonction de chefs d’entreprises ne perd rien d’essentiel en s’exerçant en esprit de confiance religieuse dans la Providence (Cfr. Matth. 6, 26) et de service auprès d’hommes libres, auxquels votre fonction permet de développer leurs possibilités, dans le cadre même du travail. Vous serez au contraire obligés de puiser plus profond dans vos ressources humaines, d’élargir votre formation et le champ de vos préoccupations, de situer la nécessaire gestion de l’outil du travail - du capital! - dans la logique plus fondamentale qui seule donne ses bases morales à l’autorité et au pouvoir: faire converger des hommes libres et responsables vers un œuvre commune où se construisent les véritables solidarités.
Que l’amitié qui vous unit au sein du Centre chrétien des patrons et dirigeants d’entreprise français vous soutienne et vous ouvre à tous ceux qui pourraient partager votre réflexion chrétienne en esprit d’Eglise! Que l’Evangile développe en vous une réelle joie de servir, une humilité paisible, nécessaire aussi bien pour accueillir des suggestions novatrices - qui dérangent toujours - que pour donner le courage de décider! Prenez une part accrue aux efforts de l’Eglise en France pour montrer la fécondité sociale de l’Evangile! Partagez notre souci de voir la recherche de la justice se nourrir de la charité du Christ et s’épanouir en une civilisation de l’amour fraternel. Pour Nous, Nous tenions à vous exprimer cette confiance et ces encouragements. En vous donnant notre Bénédiction Apostolique. Nous appelons, sur vous et sur tous ceux qui participeront aux prochaines Assises de Grenoble, l’Esprit Saint qui fait toutes choses nouvelles, dans le Christ, à la gloire du Père.
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