DISCOURS DU PAPE PAUL VI
AUX ÉVÊQUES DE LA RÉGION PARISIENNE
EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»
Samedi 24 septembre 1977
Chers Frères dans le Christ,
Merci de ce témoignage de votre fidèle attachement. Oui, notre joie est grande de vous accueillir ici, tous et chacun. Vous d’abord, cher Cardinal Marty: Evêque de la capitale française, vous êtes en quelque sorte exposé au premier rang, pour les responsabilités comme pour les tribulations ! Il vous faut maintenir le cap sur la vérité, avec charité, au milieu des vents contraires! Nous saluons aussi chacun d’entre vous, qui devez guider vers Dieu une portion déterminée de la région parisienne, tout en demeurant étroitement solidaires dans l’évangélisation, comme le requièrent à la fois votre collégialité et l’enchevêtrement des réalités sociales complexes de l’Ile-de-France. Recevez avant tout l’encouragement de celui qui porte comme vous la charge d’un grand diocèse et, à un titre particulier, la responsabilité de l’unité, de la fidélité et de la mission de l’ensemble de l’Eglise.
Voilà tout juste six ans aujourd’hui en effet - la plupart d’entre vous étaient présents -, vous étiez déjà venus ensemble Nous entretenir des problèmes pastoraux de Paris et de sa région, et faire le point sur l’expérience de la restructuration des diocèses. Nous avons gardé un très bon souvenir de cet échange fraternel.
Cette année, pour la visite «ad limina», l’accueil des Evêques par groupes régionaux a été la règle quasi générale. Cette façon de procéder s’est révélée bénéfique, non seulement pour Nous, mais pour les Evêques et pour les Dicastères de la Curie. Notre échange, ce matin, sera limité par le temps, mais Nous avons déjà étudié votre rapport régional, en appréciant sa clarté, ainsi que la lucidité et le sens missionnaire qui vous animent.
D’emblée Nous confirmons ce qui doit être l’objectif de votre ministère épiscopal: annoncer le Christ au peuple qui vous est confié, en favoriser l’annonce authentique par tous ceux qui coopèrent avec vous, prêtres, religieuses et laïcs.
L’annoncer aux mondes divers et complexes que vous analysez successivement: monde ouvrier, jeunes scolarisés, monde de la recherche scientifique - le fameux Plateau de l’Atome -, monde de la santé, immigrés; croyants marqués par une longue et riche tradition chrétienne, mal-croyants, incroyants sous l’effet conjugué du déracinement humain et des courants de pensée athées, menant leur vie et même édifiant leur idéal en dehors des perspectives de toute foi et de la familiarité avec toute Eglise, étrangers apparemment au sens même de Dieu.
Votre rapport insiste beaucoup sur cette incroyance enveloppante, qui va bien au-delà d’un manque de pratique religieuse, encore que celui-ci soit déjà un signe inquiétant de l’atrophie chrétienne! Ce climat atteint le jeune âge où un nombre important d’enfants, dites-vous, ne sont plus catéchisés, pendant que certains jeunes catéchisés manifestent déjà une réticence à professer la foi de l’Eglise. On constate partout une indifférence ou une incroyance propres à la génération des quinze-vingt ans, puis, à un autre niveau, pour beaucoup d’hommes et de femmes atteignant la maturité de la quarantaine. Qu’est-ce qui est généralement en cause? La question théorique de l’accord entre vérités de foi, d’une part, et vérités de raison ou de science, d’autre part, n’est pas à minimiser: faute d’approfondir ce rapport, un malaise diffus demeure, qui sert de justification à une distance vis-à-vis de l’Eglise ou à un rejet. Mais la cause déterminante n’est-elle pas la difficulté croissante d’harmoniser les attitudes de foi et le style de vie entraîné par la culture moderne? C’est souvent la vie, la vie matérialiste et permissive, qui éloigne de la foi. Et les moyens de communication sociale, qui font évidemment un très large écho à ces perspectives étrangères à la foi, contribuent beaucoup à relativiser les convictions morales et religieuses.
Nous avons noté tout cela avec gravité, sans Nous départir cependant de l’espérance. D’abord parce que cette crise peut être une épreuve purificatrice, elle doit être un immense défi salutaire. Et, de fait, vous enregistrez déjà des signes positifs d’approfondissement de la foi, de vigueur spirituelle et apostolique. Les fidèles sont invités d’abord à mieux connaître leurs frères indifférents ou incroyants. Ensuite ils peuvent déjà dialoguer et faire avec eux un long chemin à la recherche d’un monde plus humain, où l’homme ne soit plus défiguré par un progrès industriel mal maîtrisé où il ne se contente pas d’accumuler richesses ou plaisirs, mais se soucie de la qualité des relations et du sens de la vie, se préoccupe pour les autres de justice et de paix. Cet idéal, beaucoup d’hommes de bonne volonté le poursuivent avec nous. En ce qui Nous concerne, n’est-ce pas le leitmotiv de l’action du Saint-Siège au niveau des organisations internationales? Mais l’évangélisation proprement dite demande plus encore: les chrétiens sont appelés à présenter le message du salut à leurs frères incroyants, et d’abord à se mettre eux-mêmes en état de conversion, à vivre dans la ligne du sermon sur la montagne.
Précisément l’effort missionnaire est l’une des questions que vous Nous avez soumises en priorité. Là-dessus, Nous n’avons évidemment pas de recettes, de formules inédites ou définitives à vous proposer. Nous vous savons d’ailleurs très attentifs à chercher patiemment, et en coresponsabilité, la meilleure pédagogie pastorale. Evitons d’abord que des slogans simplificateurs, ou erronés parce qu’ils ne contiennent qu’une part de vérité, n’entretiennent de faux espoirs, par exemple: «Acceptons qu’il y ait moins de prêtres: l’apostolat sera mieux le fait des laïcs»; ou encore: «Il ne faut pas s’obnubiler sur le culte ou sur le respect du sacré, il faut susciter la foi». D’autres disent: «Le partage de la vie est le principal apostolat»; et «L’ère des institutions chrétiennes est périmée, l’essentiel est ailleurs». En réalité, la mission est autrement plus sérieuse et complexe: il faut démythifier de tels raisonnements pour discerner et mettre en œuvre l’essentiel.
Pour notre part Nous insistons sur ceci: ce qu’il faut avant tout, c’est former l’âme des apôtres modernes, à l’école des maîtres de l’évangélisation dans l’histoire de l’Eglise - Paris en a compté de merveilleux - et d’abord à l’école de saint Paul, l’Apôtre des païens. Certes, Paul n’a pas connu le monde athée au sens moderne du mot, mais il a dû prêcher le Christ à un monde étranger à son mystère paradoxal. Plus les idéologies se font séduisantes, plus l’apôtre doit intensifier sa contemplation du Christ Sauveur, dans l’écoute de sa Parole, dans la prière, dans l’appel de son Esprit, dans la pratique de sa charité, dans l’acceptation de sa croix, dans l’espérance du renouveau de sa Pâque. Il est certain que l’apôtre doit partager de très près la vie des hommes de son milieu et s’ouvrir aux nouvelles cultures qui les marquent, pour être admis à témoigner de sa foi comme un frère et à poser, de l’intérieur, les questions du discernement évangélique: «Juif avec les juifs, grec avec les grecs» (1 Cor. 9, 20). Mais l’apôtre doit impérieusement garder son identité de croyant, prêtre, religieux ou laïc, et son témoignage ne peut éviter d’avoir un caractère mystérieux, nouveau, autre, pour ne pas dire abrupt et étrange par rapport à la vie du monde au sens johannique du terme: «Nous annonçons ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme» (Ibid. 2, 9). II s’agit d’un message de salut. Aujourd’hui, on constate: «la foi ne va plus de soi» n’est-ce pas en fait sa condition normale, originale, évangélique? C’est ce qui rebute certains, c’est aussi, Dieu merci, ce qui réveille et séduit beaucoup d’autres.
Il nous faut donc annoncer le Christ dans la plénitude de son mystère, dans sa vérité, - comme vous le dites, les questions doctrinales sont capitales -: Jésus-Christ fils de Dieu, proche des hommes, miséricordieux pour tous et les appelant en même temps à la sainteté, instaurant la fraternité entre les hommes sans la séparer de la reconnaissance de la paternité de Dieu.
l nous faut l’annoncer avec courage: le courage de la charité qui partage à fond les épreuves et les espoirs des hommes, «le courage aussi de certains non à des manières de vivre et d’agir qui ne sont plus en conformité avec l’Evangile», comme le disait judicieusement un document de votre Assemblée de Lourdes de l’an dernier (Construire l’Eglise ensemble, dix ans après le Concile, Le Centurion, 1976, p. 68). Le témoignage de vie ne suffit pas, le même document le soulignait: il faut annoncer le Christ haut et clair, de façon explicite et directe sans se laisser paralyser par la crainte de ne pas trouver le langage parfaitement adéquat, assurément difficile.
Autre exigence dans un monde de plus en plus sécularisé: il faut maintenir, transformer ou créer des signes de la foi chrétienne, facilement reconnaissables, bien lisibles par la grande masse de nos contemporains. Entre un triomphalisme désuet et un parti-pris de discrétion et d’anonymat, il est indispensable de garder le juste milieu: «la lampe doit briller sur le lampadaire» (Matth. 5, 15). Pendant que le monde déploie ses réalisations humaines, techniques ou culturelles, l’Eglise n’a pas à s’enfermer dans une vie souterraine si. on ne l’y contraint pas; elle doit offrir ses possibilités spécifiques de rencontrer Jésus-Christ et de le servir dans ses frères. Citons à titre d’exemples : lieux de contemplation, petites communautés chrétiennes d’échange et de prière, grands rassemblements paroissiaux, communautés religieuses connues comme telles, services éducatifs et caritatifs, centres de culture religieuse, etc., qui soient comme autant de points de repère, de sources vives dans un monde qui tarit facilement les relations avec Dieu et réduit les vraies relations humaines. Ces témoignages d’Eglise ne sont-ils pas des institutions chrétiennes au sens large du terme, d’une utilité indiscutable dans des agglomérations tentaculaires comme les vôtres?
Nous aurions aimé aborder avec vous l’évangélisation de plusieurs secteurs missionnaires: le monde ouvrier où un effort considérable a été entrepris et qu’il faut poursuivre; le monde des intellectuels, des scientifiques, des étudiants: peuvent-ils demeurer ouverts aux perspectives de la foi? Cette situation Nous préoccupe beaucoup, et exige sans doute qu’on intensifie de multiples manières une pastorale de la pensée. Nous nous arrêterons à la situation des étrangers.
En lisant vos rapports quinquennaux, Nous avons évidemment été frappé par le caractère tout à fait cosmopolite de la région parisienne. Nous n’avons aucune peine à imaginer les foules qui déferlent sur vos cités: les visiteurs qui envahissent Notre-Dame, le Louvre, Montmartre, Versailles, Fontainebleau, etc. . . . . les congressistes qui viennent de tous les horizons aux fréquents rendez-vous parisiens de l’intelligentsia internationale, les milliers et les milliers d’étudiants qui font du quartier Latin un véritable microcosme, et plus encore le million et demi de travailleurs migrants, à tel point que Paris est comme la seconde ville du Portugal et que la religion musulmane y occupe la seconde place.
Nous savons que dans vos diocèses respectifs, vous avez accompli des efforts remarquables pour faire face à ce phénomène submergeant. Que de lieux et d’équipes d’accueil et d’entraide ont vu le jour et ont fait un bon travail humanitaire et évangélique, dans des conditions fréquentes de précarité et parfois d’incompréhension! Mais l’accoutumance à ces foules étrangères, peut-être même l’indifférente, risque de démobiliser les chrétiens et les gens de bonne volonté, d’autant plus qu’un petit nombre de migrants par exemple laisse aux yeux d’observateurs pressés l’impression d’une certaine réussite matérielle, alors que la majorité vit encore dans des conditions modestes ou parfois même dans la misère.
Aujourd’hui Nous tenons à vous encourager et à encourager tous ceux qui se consacrent à l’accueil des étrangers spécialement des travailleurs, à ne point relâcher les efforts. Une constante du message biblique et évangélique est bien l’hospitalité. Une nation se grandit toujours et des communautés chrétiennes deviennent crédibles lorsque, avec magnanimité et réalisme, respect de l’identité des personnes et souci de leur promotion, elles donnent une priorité réfléchie et persévérante aux problèmes complexes et aux souffrances souvent profondes de leurs frères étrangers, problèmes et souffrances que la récession économique rend plus délicats aujourd’hui. Oh oui, gardez soigneusement et développez encore, parmi les effectifs apostoliques de vos diocèses, les équipes de spécialistes et de bénévoles pour ce travail ecclésial, vraiment essentiel à l’heure actuelle!
Au terme de ce moment de profonde communion à nos charges pastorales, assurément diverses mais nécessairement complémentaires pour la croissance et l’unité de l’unique Peuple de Dieu, il nous faut faire ensemble un bond dans l’espérance! Les problèmes regardés ensemble et tant d’autres qu’il nous faut prendre à bras le corps, sans apercevoir toujours le temps et les modalités de leurs solutions, peuvent engendrer dans nos cœurs de Pasteurs, le sentiment d’être submergés, impuissants! Oh! Frères très chers, plus que jamais gardons toujours notre sang-froid, face à tant de prophètes de malheur qui se réfugient dans les sécurités du passé ou s’égarent dans les hypothèses du futur. Mettons plus que jamais notre espérance dans le Christ- Jésus ! Cette période de l’histoire semble dépouiller les Pasteurs d’une audience et d’une efficacité sans doute plus faciles à d’autres époques. Il nous reste le moyen apparemment le plus pauvre la sainteté, la sainteté de vie, la sainteté de Jésus-Christ en nous. C’est de cette sainteté du Christ, irradiant le monde à travers ses ministres, que les hommes ont besoin! Avec notre affectueuse Bénédiction Apostolique!
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